11/05/2009

Qui veut gagner des Saint-Emilion ?

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Elle s'appelait S. et elle aimait le Saint-Emilion. Non : elle adorait le Saint-Emilion. Ca m'agaçait prodigieusement. Je l'entends encore d'ici : "moi, un bon Saint-Emilion, je suis fan. Je ne suis pas très vin rouge, mais un bon roman d'amour, un bon petit disque, un bon verre Saint-Emilion, j'adore, c'est nickel chrome".
Il faut entendre le roucoulement, il faut voir la bouche qui se tord dans un sourire satisfait, les mains caressent le cou, les hanches vrillent dans une langueur suggestive... Qu'est-ce qui a tant pu m'énerver ?
S'il fallait qualifier S., disons qu'elle était plutôt pulpeuse. Elle faisait partie de ces jeunes femmes un peu rondes et qui s'en inquiétaient, trop de cuisses, jambes courtes, fesses grasses, seins trop opulents qui lui donnaient à elle-même, sous l'impulsion répétée des crétins envieux qui giclaient leurs hormones à coups de vannes, la sensation d'être une vache. De beaux cheveux pourtant, chatains, longs et lisses. Sa bouche était pleine de tendresse, comme la synthèse de cette chair bien présente. Des lèvres souples. Une jolie langue rose un peu lourde et lente, animal étrange toujours à la frange du sommeil. S. respirait la volupté. Son rythme était celui qui conduit mollement à la couche, son heure celle d'hiver quand la nuit froide et précoce force les feux de cheminées et sa lumière, la pénombre. En résumé, si S. aimait le Saint-Emilion, ça lui allait plutôt bien.
Mais elle avait cet air de le dire, exaspérant. Je crois que ce qu'elle aimait le plus dans le Saint-Emilion, c'était de le dire. Aurait-elle su faire la différence entre un Côtes du Rhône et un vin californien ? Est-ce qu'elle goûtait mieux les millésimes pairs ou impairs ? Est-ce que le syrah emportait sa préférence sur le pinot noir ? Moi non plus.
Le titre de Saint-Emilion devait lui avoir été transmis par son père. Un héritage de goût pour les plaisirs de table. Peut-être avait-elle participé petite à un dîner célébré au Saint-Emilion et en avait-elle conservé l'effluve de plaisir eprouvé par les convives autour d'une bonne bouteille. Peut-être le goulot avait-il tourné, commenté avec admiration. Je me souviens pour ma part qu'à une époque, probablement celle ou mes papilles faisaient le moins de résistance, le nom de Saint-Emilion résonnait comme un Graal. Peut-être étais-je jaloux de cette découverte exclusive qu'S. me volait soudain. "Ah non, le Saint-Emilion, c'est moi, c'est mon vin préféré !" Peut-être.
Plus probable, il était sensuellement intenable d'être le témoin de la volupté dont S. faisait preuve en roulant le patronyme sanctifié sur sa langue, laissant couler vers sa gorge des vapeurs souples encore frappées, quelques mois auparavant, d'un interdit adulte. Peut-être forçait-elle alors à demi-mots un monde de plaisirs de bouche, un monde qui trouvait sa voie à travers la voix de S. Je la revois rougir devant l'aveu. Comprenait-elle qu'en disant cela elle s'offrait à tous les sens ? Voilà bien mon fait : ma colère n'en était point une, mais un mouvement archaïque sitôt frustré. Que faire sinon subir l'assaut d'indécence ? Prononce encore ce nom, S., et tu ne m'empêcheras plus de rien.
Patron, la même chose.

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