6/24/2017

Ithaque cardiaque

Dans la dernière scène de Factotum, Chinaski, alter ego de Bukowski dressé en Matt Dillon, évoque la puissance de la littérature comme un absolu qui vous mettra en contact avec les Dieux. Il dit ça d’une voix posée, tandis qu’il assiste avec une gourmandise experte au spectacle d’une strip teaseuse dans un bar miteux de Los Angeles, seul, ou peu s’en faut (un client traîne à quelques chaises de là, tout aussi seul, comme un écho sec). Tout l’érotisme de cette séquence tient à ceci que Bent Hamer, le metteur en scène, a compris vers quelles profondeurs célestes pouvait plonger le spectacle d’une danseuse tournant autour d’une barre, fut-ce dans un clair obscur chargé et brumeux. Car on fume, dans ce bouge beige et fade. Et on boit, de la bière, à cinq cents, à la bouteille, et en silence. La charge sensuelle étrange qui caresse l’âme ne vient pas de la danseuse. Elle est jolie, rien de plus. Aspirée par son exercice, elle semble oublier qu’il existe un monde par-delà le podium où elle fait le job. Elle danse pour elle-même, et d’ailleurs pour qui d’autre, sinon deux poivrots muets qu’elle ne regarde jamais. Elle tourne, lentement, avec cette forme d’ennui serein qui appartient à ceux qui routinent leurs gestes machinalement et sans déplaisir. La conscience du travail bien fait. Elle tourne et elle oublie que dans ce monde hors des limites de son podium il y a des hommes qui la regardent. Elle prend son temps. Il y a quelque chose de très apaisé. Ce bar, c’est Ithaque. Ulysse est de retour, et il a bien galéré. Mais avant de retrouver Pénélope et l’ampleur de sa pauvreté, il profite cinq minutes. C’est un havre. Une étape. La parenthèse qui isole et soulage. Il est arrivé. Le protocole n’est que bagatelle. L’effeuillage de la strip teaseuse n’est pas le propos. Le propos, c’est que quand Chinaski la regarde, il ne voit pas un corps dénudé. Et pourtant : Dieu sait à quel point il les aime, ces corps, ces femmes. Ce qu’il voit, Chinaski, c’est le monde qui s’ouvre à travers la beauté des femmes. Un monde où les mots sont un aboutissement, une félicité. Un bonheur ultime et calme. Comme de contempler une femme qui se tord pour vous, généreusement, gentiment. Une forme de bienveillance admirable. Les mots, les corps des femmes, c’est la même chose. Il n’y a rien de plus beau au monde. Rien, absolument rien, et la danse d’une strip teaseuse est un poème majestueux à qui sait cela. Les autres, qu’ils trainent dans leurs bureaux bidons toute la sainte journée, qu’ils poursuivent leur quête de ne pas vivre, et surtout, qu’ils ne se posent jamais de question. Tout ici est volupté. Tout est luxe, calme, et tutti quanti. Tout est apaisé. Je pense à ces images alors que je sors d’un sitting avec une danseuse d’un établissement parisien hors de prix. Je me demande si les filles ici ont lu Bukowski. La première qui me dit qu’elle est devenue strip teaseuse grâce à Factotum, c’est bien simple : je l’épouse. En attendant, je passe commande d’une vodka à 22 €. En fouillant ma poche pour payer en liquide, j’attrape une pièce de cinq cents. Je souris à la serveuse. Elle n’a pas lu Bukowski.

1 comment:

Jérôme Giusti said...

Est-il possible que tu aies écrit ce texte le jour même où j'assistais au spectacle du cabaret de l'avenue George-v ?