3/02/2008

portrait d'une fumeuse

d. était arrivée depuis pas bien longtemps, moi non plus. ça nous faisait un point commun. ça nous autorisait un peu de complicité. si nous devions nous montrer combatifs devant nos boss, nos regards croisés se soulageaient du poids du doute. qu'est-ce qu'on fout là ? ça va toi ? ils sont dingues non ?
chaque entreprise est un univers fermé. avec des fuites vers l'extérieur, pour raison de business, mais sinon c'est fermé. codes propres à l'entreprise. langage propre à l'entreprise. rapports humains propres à l'entreprise. symboles propres à l'entreprise. valeurs propres à l'entreprise. sexualité propre à l'entreprise. c'est la culture d'entreprise. je franchis une porte mais c'est un sas, le seuil d'un sanctuaire. une fois que j'y suis je constitue l'entreprise, je la façonne, j'en suis un membre comme le bras, le ventre, un orteil. par les petites fenêtres qui donnent de l'extérieur vers l'entreprise je me sens observé en uniforme propre à l'entreprise. sale. u.s.s. enterprise, nous, l'entreprise, paumés dans l'espace à la conquête des nouveaux marchés qui nous permettront de survivre un mois de plus.
dans ce vaisseau croiser le regard de d. était un miracle ténu. le filet lumineux d'une graine de seconde. dans cette intimité tacite il y avait quelque chose de volé. nous n'étions là depuis pas assez longtemps, nous portions encore les stigmates de l'extérieur. j'ignorais d'où venait d., où elle vivait, ce qu'elle avait fait avant, dans quelle entreprise. avait-elle des enfants. un mari. penser à vérifier son annulaire. mais nous étions d'accord. nous nous soutenions sans l'avouer. il passait quelque chose qui défiait les standards de l'entreprise. qui n'appartenait qu'à nous. un velours dont nous nous séparions mal et qui sentait encore le dehors. le bitume, l'azote des pluies urbaines, la pollution, le bruit des voitures, le choc des piétons, le train de banlieue, la friture. notre traîne flottait fraîche, à chaque regard nous en inhalions une bouffée salvatrice. avant de replonger dans l'entreprise. nous avions parfaitement accepté nos postes, nous savions pourquoi nous étions là, nous avions signé en connaissance de cause et probablement elle comme moi ne regrettait rien. mais son sourire faisait du bien. je veux croire qu'elle souriait parce que mon sourire lui faisait du bien.
d. était marquée. ça ne sautait pas aux yeux tout de suite. de prime abord on avait à faire à une blonde, carré ondulé. yeux noirs peut-être. petite quarantaine peut-être. s'il fallait choisir, alors plutôt petite, plutôt mince, plutôt pas mon genre. en fait je n'ai vraiment commencé à voir d. que le jour très proche de mon arrivée où elle s'est penchée devant moi pour prendre un truc dans une armoire. c'était innocent, tout le monde venait prendre des trucs dans cette armoire qui me faisait face. elle s'est penchée en avant. l'étonnante perfection de son cul m'a troublé. j'en ai arrêté de bosser. il ne fallait pas grand chose, c'est vrai. mais je ne m'attendais pas à ça pour autant. je l'avais même plutôt trouvée collante jusque là, avec ses incertitudes plein les yeux. j'avais assez des miennes. mais voilà : son jean lui allait beaucoup trop bien. bien obligé de le reconnaître. ça m'a cueilli comme un gosse devant un camion. ensuite j'ai regardé son visage.
il y a chez les femmes qui fument et qui continuent à fumer une dimension qui me bouleverse. d. avait tous les tatouages : yeux cernés, teint cendré, corps nerveux, voix sèche, cheveux un peu ternes. ce que je voyais moi, c'était les heures de larmes à fumer clope sur clope, probablement pas loin de la bouteille de mauvais rouge, un mec à cogner, même pas là, c'est bien le problème, et aucune copine à appeler à cette heure-ci. je la voyais se laisser aller en envoyant la terre se faire foutre, à s'enfoncer sans vergogne, au contraire avec un abandon chevronné qui relevait d'une élégance lâchée, splendide, insaisissable. j'entendais les heures à détester son corps, à trouver qu'elle avait un gros cul, à insulter ce salaud qui l'avait pourtant aimé, ce cul. j'entendais les râles lourds de la colère dans les larmes, les verres pétés sur les murs de plâtre, je voyais les marques et les morceaux de verre qui traînaient toujours, dans les coins. je sentais la morve couler du nez dans des mouchoirs qui s'empilaient, je voyais les nuits blanches, les yeux rouges, les dernières minutes devant le miroir parce qu'il fallait quand même aller bosser mais pas dans cet état oh et puis qu'ils aillent se faire voir si ils trouvent que j'ai une sale gueule je les emmerde. moi, j'aurais tant voulu être là.

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