11/04/2009

Tempus fumit

Elle essaye d'arrêter la clope. Ca n'a jamais l'air simple. Moi j'aime les femmes qui fument. Ca leur confère une élégance au-delà du raisonnable. Le pire, ce sont les femmes qui méprisent les fumeuses. Ca tue tout sex appeal. Le mieux, ce sont les femmes qui ne fument que de temps en temps. Etre le témoin du craquage, déceler en douce comme la volupté s'installe. Mais il y a encore mieux, ce sont les femmes qui luttent. Quel plaisir prend le dessus quand elles perdent la lutte ? Quelle barrière mentale cède enfin, rompue, repue, la fumée inondant non pas tant les poumons qu'un espace non fumeur de l'âme, brûlé de nicotine et ravi ? Je suis contre les zones fumeurs. Je suis pour les zones fumeuses.
Elle voudrait arrêter de fumer, mais voilà : comme par miracle le tabac du coin est désormais ouvert toute la nuit, le nouveau voisin très sympathique a un plan pour des clopes espagnoles à moitié prix, et samedi soir on va chez Sophie alors tu comprends, tout le monde va fumer, ça va être une torture, le mieux c'est encore d'en griller une pour être sûre qu'elle n'aime plus ça.
Et puis, arrêter de fumer, c'est l'engrenage infernal. C'est un processus très lourd qui s'enclenche contre elle. Une roue céleste se met en branle pour la réduire en cendre : d'abord, arrêter en hiver, difficile de faire du sport. Il fait trop froid. Et puis c'est déprimant de tout faire en même temps : stopper la clope, reprendre le sport... Trop difficile.
Elle s'y met quand même, piscine trois fois par semaine. Et en sortant, une petite clope. Oh ça va, juste pour la forme, ce n'est pas comme si elle avait promis d'arrêter d'un coup. Et puis elle a bien droit de se féliciter pour les vingt quatre longueurs dans une eau froide. Elle mérite bien une petite récompense.
C'est la même chose que les heures de lutte. Une journée entière sans une latte, ça mérite bien un peu de réconfort. Pour se récompenser d'avoir tenu bon sans fumer, offrons-nous une clope.
Je sais, c'est très difficile. Et le temps passe et elle n'a toujours pas arrêté. Elle a considérablement réduit, c'est un fait. Le paquet quotidien est devenu hebdomadaire. C'est bien. C'est formidable. La tablette de chocolat, elle, a suivi la proportion inverse.
Mais oui mais il faut comprendre : pour lutter, il est nécessaire d'avoir une motivation. Le cancer du poumon, l'infertilité, l'odeur fumigène des fringues, la peau pâle, le teint fade, les boutons d'acnée à trente ans passés... Non ! pas assez motivant. Et si elle transformait l'argent économisé en paires de chaussures ? en fringues ? L'idée est séduisante mais n'a qu'un temps. Un jour on revient avec des fringues, certes, mais le clope au bec. On ne va tout de même pas se priver de vêtements sous prétexte qu'on a repris la clope. Allons. C'est l'hiver, et c'est les soldes.
Un jour la zone de conflit atteint la salle de bain, et devant un ventre qui ne veut pas réduire il faut en avoir le coeur net : où est le pèse-personne ? Cruel, son jugement est sans appel. Elle enrage et l'envoie valser d'un coup de pied, mais le mur se ligue qui n'est pas assez loin et le pèse-personne s'y cale et le pied frappe l'objet qui ne veut pas bouger et la douleur est fulgurante et que la chute dans la baignoire est humiliante !
- Chérie ? Tout va bien ?
Et de s'entendre répondre entre des larmes de colère que non, elle s'est fracassé le pied parce qu'elle a arrêté de fumer, et qu'elle n'en peut plus, en plus l'eau est froide, rien à faire il faut qu'elle fume.
Demain ou dans dix ans, elle aura tout oublié. Elle dira "arrêter c'est une question de volonté". Elle aura trois enfants qui n'auront pas intérêt à s'approcher d'un tabac, elle aura le teint radieux, elle sera fière d'elle, pour le peu qu'elle pourra s'en souvenir. En douce elle en grillera une les soirs d'été au bord de la mer en écoutant les cigales. En attendant, dehors il pleut et c'est dimanche, le tabac est fermé.

1 comment:

Anonymous said...

Très très joli texte. Ca se lit comme un verre d'eau après une bouteille de vin a deux.