12/02/2017

Deuil pour oeil

Au bout d'un moment il faut se résigner. Ca n'est pas si facile. Une amie lui livrait une analyse somme toute évidente, limpide : il était en face d'une femme qui ne voulait pas s'engager mais avait terriblement besoin d'être rassurée sur son amour pour elle. Alors elle le tenait à distance mais ne le lâchait pas. Pour lui, pas évident de s'y retrouver. Ne pas la voir le faisait souffrir puisqu'elle lui manquait. La voir le soulageait d'abord, mais vite il souffrait puisque la relation n'allait jamais vraiment plus loin. Pas de baisers, pas de toucher, à peine quelques effleurements de la main à la main si il craquait (ce qui pouvait lui arriver plus souvent qu'à son tour), mais jamais davantage. Et surtout jamais de promesses. "Rien n'est immuable" lui avait-elle dit un jour avec une philosophie passive qu'il ne lui connaissait pas. La phrase l'avait troublé, plongé dans une incertitude difficile à gérer : elle pouvait vouloir dire qu'il fallait qu'il soit patient, tout simplement. Elle pouvait également vouloir dire qu'il pourrait attendre des années sans que rien ne se passe, jamais. On ne savait pas, on ne pouvait pas savoir. Et plus il y réfléchissait, ou pour le dire honnêtement, plus ça l'obsédait, plus il finissait par considérer cette seconde hypothèse comme la seule valable. Mais voilà : il ne pouvait pas s'y résoudre. Il ne pouvait pas. Il voulait encore y croire. Combien de temps tiendrait-il ? La même amie qui lui avait fait un portrait franc de N. avait, une fois de plus, tout synthétisé, lapidaire : "ça dépend de ton degré de tolérance. A partir de quand tu ne supportes plus cette situation ? Tout le monde a un niveau de tolérance différent. Toi, il est vraiment élevé. Mais ça ne change rien."
N. le contactait au quotidien. Elle lui envoyait des messages, sur tous les supports possibles : Facebook, Messenger, Whatsapp, SMS, Twitter... Elle lui écrivait des lettres, lui offrait des livres, l'invitait à des concerts... Il gardait comme une blessure symptomatique ce concert récent où elle l'avait prévenu à la dernière minute : elle avait une place en rab. Tenté ? Il avait sur le champ annulé sa soirée prévue de longue date. Elle l'invitait, un soir, comme ça, spontanément. C'était un signe. Il ne l'avait pas beaucoup vue, elle devait prendre quelques photos, interviewer quelques artistes. Peu importait : il l'inviterait à dîner après le concert et ils discuteraient, ils passeraient un bon moment. Mais sitôt le concert terminé elle était rentrée chez elle, sans hésiter, sans s'excuser, rien. Elle avait déjà dîné.
Il en avait été soufflé. C'en était presque drôle. Tous ces espoirs balayés avec le sourire, ce sourire lumineux avec lequel elle éteignait tout. Cet épisode avait été un tournant : il lui avait permis de se confronter enfin, violemment mais certainement, à l'impasse de leur relation. Voilà, c'était fini. Et puis deux jours après elle lui proposait de passer une soirée ensemble, pour discuter. Espoir à nouveau. Jusqu'à ce qu'elle lui annonce, légèrement pincée de gêne tout de même, que la soirée allait être plus courte que prévue, une copine exilée squattait chez elle pour la semaine.
Il était baladé, promené comme une feuille dans le vent, comme un sac en plastique sur un trottoir de banlieue. Quelque chose lui avait échappé qu'il ne maîtrisait plus du tout. Probablement, elle n'en était même pas consciente. Elle ne calculait pas le maelström dans lequel elle le plongeait. Probablement valait-il mieux qu'elle ne se pose pas la question, trop occupée par sa propre vie, ses propres problèmes, son quotidien bousculé, secoué de toutes parts entre un boulot pénible, des enfants à gérer, un ex indélicat, pas assez d'argent... Et au milieu de tout ça, elle s'escrimait vaillamment pour donner l'illusion d'une vie joyeuse, dynamique, positive et accomplie entre ses sorties, ses amies exubérantes, ses activités permanentes, ses voyages... Lui, ça ne le trompait pas. Mais elle, peut-être parvenait-elle à se tromper elle-même, après tout. Ecourter leur prochain rendez-vous avait été le dernier coup de semonce sur ses illusions. Tout allait mourir, tôt ou tard. Ne resterait qu'un souvenir flou, comme des larmes sous la pluie. Peut-être cela lui suffirait-il, à la longue. Mais pour l'heure, comme disait Charlie Parker, Now is the time. Il fallait s'y résoudre : c'était fini.

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