3/13/2018

Un cheveu, un univers

Je n'ai jamais connu de Deborah Zeller (elle m'aurait magistralement agacé) ni de Felicia Mango (j'aurais pu me laisser séduire), mais j'ai connu O. Elle valait toutes les femmes de Kramer à mes yeux. (cf. Le Club, Leonard Michaels) Je ne courais pas après les femmes. Jamais. Trop peur du ridicule d'être éconduit. Et puis avouons-le : j'avais tôt pris l'habitude de sublimer mes échecs, quand bien même je n'avais rien tenté. Je sublimais merveilleusement les perspectives d'échecs ; ça m'allait très bien. Mais O. était apparue. Pour tout dire, je la connaissais depuis quelque temps. Je l'avais croisée plusieurs fois, assez souvent d'ailleurs, par l'intermédiaire de certaines missions professionnelles. Je me rappelle parfaitement la première fois où j'ai vue O. : j'arrivais dans les locaux d'un nouveau client, pour un entretien préalable. J'avais renoncé avec fracas à poursuivre une carrière en CDI. Je refusais catégoriquement de m'engager dans une entreprise. Tout ça, j'avais donné pendant des années, et c'était fini. Ma dernière expérience professionnelle s'était achevée de façon suffisamment violente pour que je trouve une énergie nouvelle, salvatrice, dans le statut indépendant. O. était toujours la première arrivée. Je le découvrirai plus tard. Et comme j'aimais être en avance, c'est elle qui m'a accueilli. Sitôt que je l'ai vue, mes grandes décisions professionnelles ont vacillé : bosser avec une femme pareille dans les locaux, ok. Pourquoi pas, là. Admettons. Ca s'envisage. Mon premier souvenir est à la fois un détail et un ensemble : un regard très rieur, d'une ironie qui brillait immédiatement, perché au sommet d'un corps tonique, court mais ferme. Une bombe. Son exotisme n'y était peut-être pas pour rien, mais ça n'était pas que ça : O. était objectivement belle. Une beauté franche, qui cueillait tout de suite l'attention et le respect. Qui vous prenait par le menton pour vous dire "on me regarde en face". Elle m'a déstabilisé. J'ai espéré puis regretté qu'O. ne soit pas la personne avec laquelle j'avais rendez-vous. Mais tant mieux : je n'aurais pas été à l'aise. Lorsque des années plus tard nous nous sommes retrouvés seuls pour boire un verre, nos collègues nous ayant fait faux bond, je remâchais cette scène primitive, en me pinçant : quoi, je prenais un verre avec O., dont un simple mot éradiquait de la surface de la Terre tout mâle qui tenterait une approche quelconque, surtout machiste. O. avait cette autorité spontanée, droite, qui ne s'embarrassait de rien. La vie, un point c'est tout. Le sexe. Le plaisir. "Si les gens aimaient davantage baiser, il y aurait moins de problèmes dans le monde" était une de ses grandes convictions. Ce que j'adorais plus que tout chez elle, c'était, parfois plusieurs jours après l'avoir vue, trouver par hasard l'un de ses cheveux dans mon lit. Avec lui, c'est tout O. qui apparaît : et en premier lieu son parfum. Ses parfums : ceux qu'elle porte, mais surtout ceux qui me viennent à la bouche dès que je goutte O. Parfum de sa langue, de son haleine, de ses lèvres, de sa bouche entière qui dévore la mienne. Parfum délicieux de sa peau, un parfum discret, rien des écoeurantes fragrances qui piquent de partout, qui agressent les sens jusqu'aux yeux, qui pétillent frénétiquement de ne savoir être sobres. Des parfums qui n'enivrent pas, mais qui soulent. Le parfum d'O. est juste : il lui va très bien, il ne la déborde ni ne la résume, il l'habille sur mesure. C'est une émanation d'elle-même, discrète, élégante, fine et présente à la fois. Parfum enfin de son sexe, porte mystique vers les profondeurs de qui elle est, et de qui je suis, où l'on ne peut plonger que tête la première pour se donner entièrement, et plonger ainsi dans le premier parfum de la vie. Dieu que j'aimais plonger tête la première dans cette eau ! Dieu que j'aime retrouver le goût de sa liqueur d'un simple coup de coude de la mémoire ! C'est l'un des parfums les plus envoûtants et les mieux connus de ma vie. Parce que c'est un parfum que je comprends, que je reconnais comme mien, un parfum auquel j'adhère. Je suis d'accord avec cette odeur, ontologiquement. Elle est moi nous sommes reconnus. Mon parfum de baptême. Le parfum de ses cheveux aussi, naturellement. Je porte le cheveu noir à mon nez, je le respire avec l'espoir vite déçu et un peu ridicule de sentir quelque chose. Rien, bien sûr, et pourtant toute la douceur de ses cheveux entiers me revient comme une longue vague chaude et ample. Plus encore que leur douceur : leur mouvement. Les gémissements qu'ils accompagnent. Le regard perdu d'O. dans mes draps. Certains mots. Et toute la courbe de son corps, toute la douceur et la souplesse de ce corps dans mes mains, alors que j'ai la tête gavée de ses longues mèches soyeuses, affamé de cheveux, un appétit animal de cheveux, une dévoration, une adoration odorante. Petit cheveu, je te relâche mais j'ai dressé pour toi un autel dans mon ventre où brûlent mille cierges splendides.

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