9/14/2009

Frontispice

Dans ce bar rien d'extraordinaire pourtant. Une fin d'après midi entre vagues amis, l'opportunité d'un moment de partage cordial, poli, avant un nouvel oubli de plusieurs semaines. Rien de délétère non plus : une habitude, celle de "se revoir de temps en temps", de "boire un verre à l'occasion", juste une habitude qui ne vexe personne. Le bar est franchement plat, la salle un rien trop grande pour être conviviale, les fauteuils et les tables trop rapprochés pour ne pas se gêner et trop éloignés pour créer une intimité.
"Alors et toi, tu en es où ?" On oublie vite qu'il y a eu des licenciements, du chômage, des expériences délicates, de nouveaux départs, les questions sont prudentes, on ne cite pas de nom, comment s'appelle sa femme déjà ? Et son fils ? Une fille ? Je ne sais plus. Bon sang, vingt ans qu'on se connait. Ou plutôt : on s'est connus il y a vingt ans.
Alors je regarde un peu ailleurs. Distraitement je cherche un point d'appui, au hasard. Quel que soit l'endroit au monde où l'on se trouve il y aura toujours une jolie fille. Il suffira qu'elle soit juste un peu plus jolie que les autres. Un teint plus clair, le velours de la peau, un regard. Ou un sourire, une ligne, quelque chose qui l'emporte, peu importe quoi. Il y a toujours une gagnante pour chausser la couronne. Toujours une fille dont on cherchera le regard et dont on préfèrera qu'elle nous regarde nous plutôt qu'un autre. Toujours.
Dans le bar, pas grand choix. Cette cliente, peut-être... pourquoi pas. Par défaut. elle n'est pas spécialement belle, mais toutes les femmes ont du charme, où est le sien ? J'essaie de me convaincre que son sourire a quelque chose quand même. Que ses dents un peu grises au moins sont vraies. J'essaie de forcer l'évidence et de surprendre la douceur dans ses gestes, de l'accueil. Si au moins elle m'avait vu, si au moins elle me surprenait. Pas facile, mais il faut bien un vainqueur à toutes les courses. Celle-ci risque bien de ne me laisser aucun souvenir sitôt franchie la porte. Mais le pire serait de me résoudre à ne plus chercher, à laisser tomber ; le pire serait de me dire que personne ici n'emportera mon âme un peu plus loin, juste un peu plus loin, et son cortège de fantasmes. Le pire serait d'admettre qu'il n'y ait rien dans cette femme. Ca arrive, parfois, et c'est un cruel retour sur Terre. Et je me sens lourdement seul alors.
Donc cette cliente, allez. Elle n'est pas si mal. Banale, oui, d'accord, et c'est un charme, la banalité. C'est une vérité. Une absence de fard, une lutte. C'est un abordage possible pour l'aventure. Le banal est une grandeur. Que cache la femme simple, qui séduit-elle pour ne plus se mettre en scène ? Un homme l'aime, peut-être davantage. Ca y est, la voici qui m'emporte, mon imagination frétille. Mollement, mais c'est preuve que la vie bat encore.
Rassuré je me rengorge d'oxygène et d'espoir, je me tourne vers mes camarades. Derrière eux et derrière le comptoir, dans l'encadrement de la porte des cuisines, la serveuse lessive une table. Elle est jeune, brune, un peu lourde, les hanches un rien trop larges pour la taille. Elle ne nous voit pas. D'un revers de la main elle éponge son front. Son poignet se casse avec une fragilité qui défie tous les calculs. Une mèche échappe au chignon serré et bascule sur ses cils. Les yeux sont épuisés, la tâche ingrate les désespèrent le temps d'un souffle. Elle se redresse, respire, la peau blanche rosit aux pommettes, puis elle reprend sa tâche. Il n'aura fallu qu'une seconde pour qu'elle l'emporte. Je coiffe sa tête d'une couronne de lauriers d'or et embrasse sa bouche.

3 comments:

Panix said...

«Son poignet se casse avec une fragilité qui défie tous les calculs»
Waouh ! J'en ai des frissons plein l'occiput !
Yves Remord, ça me réchauffe que tu reviennes. Même si ça doit précéder un nouvel oubli de plusieurs semaines...

Yves said...

Oh merci Pierre ! Long time no see, comment va ?
Promis j'essaie de reprendre un peu de régularité ici...

Gilles Rammant said...

Deux bonnes nouvelles avec ce texte : la possibilité de s'enivrer à nouveau des arômes si familiers de cher Yves, et enfin sa qualité. Un bon remontant.