6/05/2008

canada drague

d'où je sortais était obscur. une pénombre assagie tamisait la vue. à l'ouverture de la porte éclata la lumière de juin, milieu d'après midi. la première image qui s'ébroua du flou laiteux fut la grille grise d'un magasin de l'autre côté de la rue. cette jeune femme qui fumait à la porte de son commerce, appuyée à l'encadrement de la porte, la seconde. par quel miracle me regarda-t-elle à son tour.
les yeux encore un peu troubles, le brouillon dans la tête, il fallait en avoir le coeur net : oui, elle me regardait bien. cet air un peu las de qui n'attend plus rien. ce type qui sort ahuri et les yeux dans le vide, marrant. pas de quoi appeler sa mère, non plus. enfin, au rythme où passe la journée... une taffe.
moi je la regarde aussi parce que des jeunes femmes qui me dévisagent, ça ne court plus les rues. je dis "plus" pour me rassurer. je m'invente un passé de playboy. vieux beau, c'est pourtant ce qu'on fait de pire. "vieux beau imaginaire", ça m'autorise tout, m'échapper du pire puisqu'il n'est pas vrai, et garder le meilleur pour le goût. canada dry de la drague.
son agence immobilière se tient juste à côté d'un troquet où je n'ai plus mis les pieds depuis longtemps. j'ai chaud, il fait chaud dans ce juin que j'ai mal jugé, un gros blouson sur le dos. et puis j'ai envie d'un café. et puis, rien ne m'appelle. plus rien.
trop chaud pour un café, temps rêvé pour un porto. et même deux. ça faisait longtemps que je n'avais pas bu de porto. j'aime beaucoup le bourgogne de sa robe. j'y lis bien des souvenirs. et c'est classe, un porto. jamais trop tôt pour un porto. au zinc j'ouvre le parisien déchu dans le plateau de 421. je feuillette sans lire. ça évite de croiser des regards. comme à chaque fois que je tombe sur le parisien, je m'arrête sur l'avis des gens, une rubrique dans laquelle cinq ou six piétons sont interrogés sur un sujet qui mérite quand même bien davantage qu'une interview au débotté. tout le monde a le droit de donner son avis au parisien, et puis ça flatte qu'on nous demande notre avis pour un journal, on a l'impression que ça compte, que ça vaut quelque chose. pourquoi pas. je me dis que je ne répondrais qu'à une question sur l'augmentation du prix du porto. la journaliste (blonde aux yeux verts, poitrine délicate que je ne regarderai pas tant elle me crève les yeux, de crainte qu'elle me foudroie sur place si j'osais une seconde me laisser dériver sur les courants soyeux d'une fébrile contemplation), la journaliste, donc : que pensez-vous du prix du porto ? moi, qui comprendrai d'abord "que pensez-vous du prix du porno" et évaluerai en un éclair les heures nécessaires pour convenablement en débattre, effectuer un vrai travail de reporter consciencieux, pourquoi pas au restaurant, ce soir, tant le sujet est important et tant j'ai à en dire, moi donc : - du... porto ? écoutez, oui. (troublé, vaincu, assoiffé soudain, le regard glisse glisse glisse, sursaute un instant désespéré, mais à la fin choit lâchement, épuisé, repu, s'accroche un instant au pendentif négligé, soulagement, mais non, c'est trop vertigineux, ça y est, je les ai vus, je les ai regardés, c'est trop tard, que dieu me pardonne, j'ai échoué, bon sang ce que c'est beau. et je m'enfuirai honteux le manteau contre le ventre avec peut-être cette dernière pensée : pourvu qu'elle n'ait pas remarqué mon émotion mal encapsulée).
quand je sors, la jeune femme n'est plus là. d'ailleurs y pensé-je encore ? par un réflexe immobilier indéfini je m'arrête devant les petites pancartes qui m'invitent à saisir des affaires exceptionnelles de 5 à 7 pièces, essentiellement. je lis vaguement. comme ça. par inadvertance. désoeuvrement peut-être.
- un renseignement ?
clope sur clope, ma parole. j'aime assez ça je dois avouer. j'ai toujours trouvé qu'une femme avec une cigarette avait quelque chose d'irrémédiablement séduisant. cette impardonnable élégance qui souffle l'innocence des garçons.
- je regarde. les 5 à 7. pièces, je veux dire.
par bonheur, pur bonheur, elle sourit. de ce sourire qui détourne l'attention pour mieux vous évaluer. combien valais-je à ses yeux sombres ? studio ? deux pièces ? je dus la changer de ses clients habituels. elle se mordit la joue, et dans la minute qui suivit nous trinquions au porto à la santé des grands appartements déserts en plein mois de juin. dans la semaine qui suivit nous mesurions des superficies voluptueuses à coups de reins qui ne le furent pas moins. dans le mois qui suivit nous ne nous revîmes plus. je garderai longtemps sur les lèvres la caresse sans ambages de ses cigarettes, et la mollesse indolente du porto.

1 comment:

Anonymous said...

Décidement ces femmes qui fument te consument doucement